A l’occasion ses 2 ans, FuturHebdo reçois, dans ses pages, des invités de marque qui se sont prêtés au jeu de la prospective et de l’anticipation. Deuxième invité, deuxième contribution de choix : Christian Gatard, communicant et chroniqueur acéré de notre société.

C’est un écran souple que l’on pose comme une nappe sur la table. Un signe du doigt déclenche son fonctionnement. Il peut, d’un autre signe, se rigidifier. Le doigt effleure une zone précise : la vérification de votre code génétique est instantanée, le psychodrome se met en marche. Votre historique de visite est disponible. Le psychodrome est l’outil le plus efficace en 2059 pour traverser une période affective troublée, pour faire un choix judicieux dans vos scénarios émotionnels compliqués. L’utiliser à la verticale serait plus masculin. Vous le posez devant vous, vous lui faites face. Attitude guerrière. Plus féminin à l’horizontale ? Effusion dans le tissu souple ? L’extrapolation est un peu hâtive, peut-être assez vieux jeu. La machine intègre néanmoins cette donnée et en fait sûrement quelque chose.

Le psychodrome est un système informationnel à double entrée, bi-connecté, donc.

D’un côté il a accès à la quasi-totalité de l’histoire affective de l’humanité : les données théoriques, historiques et sociologiques de l’économie amoureuse, les romans d’amour des temps anciens à nos jours, les chroniques savantes, les sites porno, les contes pour enfants et les séries télé, les littératures édifiantes et les e-books sado-maso… la liste est inépuisable. L’information s’inscrit sur l’écran dans le mode de lecture qui vous convient : des mots ou des images, et bien sûr : les deux – c’est le menu de base…vous choisissez. Vous pouvez aussi opter pour la version à la carte : images 3D, immersion totale, sons et lumières, traduction simultanée des textes les plus rares, rencontres holographiques avec les témoins de votre choix – Platon en son Académie, Sade en son boudoir, reconstitutions saisissantes de réalité : vous pouvez les interroger, leur soumettre votre cas. Ç’est ce qu’on appelle la bienveillance digitale. Ça ne coûte pas cher. Ç’est programmé comme ça.

Le système s’adapte et organise l’information en fonction de votre état d’esprit, de votre réceptivité, de votre humeur… Le plus souvent vous ne savez pas bien ce que vous cherchez, sinon à aller mieux, à vous sortir de la panade, à vous faire du bien. Vous n’avez qu’une très vague idée de la masse d’informations, de dépositions et d’aveux, de continents engloutis d’affects que l’espèce humaine a consignée. Des moteurs de recherches intelligents vont chercher tout ça pour vous, furetant dans la masse incommensurable des essais et des erreurs de l’humanité à la recherche du bonheur.

De l’autre côté, le psychodrome se connecte, dès sa mise en route, à votre propre cerveau. Il fait un bilan de votre situation, analyse votre état d’âme, retrace les historiques, va jeter un œil du côté de votre génome. Il repère les scénarios de l’histoire universelle qui sont les plus proches du vôtre et s’apprête à vous proposer des solutions.

C’est là que vous intervenez. Sur l’écran commencent à se dessiner des histoires possibles, des débuts et des fins, un climat… en séquences furtives. Votre mission : arrimer votre propre histoire à celle du reste de l’humanité, les faire naviguer de conserve afin d’exploiter pour votre compte les multitudes d’expériences disponibles. Puis en tirer des leçons, tenter des pistes, confronter votre génome personnel à celui de l’espèce humaine. Vos doigts travaillent. Ils commandent ces images, font surgir des liens possibles, des connections qui vous mettent en appétit, des hypothèses hasardeuses mais tentantes. Ne soyez pas timide avec votre destin, vous n’êtes pas sans filet : les moteurs intuitifs dupsychodrome vous connaissent mieux que vous-même. Vos faits et gestes, vos motivations, vos petits mensonges à vous-même et aux autres, ils connaissent par cœur. Des scénarios vous sont proposés. Si quelque chose se présente qui vous tente votre psychodrome se met en relation avec celui de la personne concernée. La quête commence. Une sorte de parade amoureuse convoque sur l’écran, entre fiction et réalité, le grand théâtre de la vie que vous auriez voulu, que vous pouvez encore, vivre. Il en existe plusieurs versions : le service standard fait une recherche conventionnelle. N’en attendez pas trop mais tout de même, ça peut marcher. Après tout le système est fondé sur l’idée qu’il y a une nature humaine universelle. Les stéréotypes, les mythes et les contes sont fournis. Le plupart des utilisateurs s’en contente.

Le service premium, c’est autre chose et c’est plus cher à la connexion – là, il y a intervention humaine : un psy se met de la partie. Vous pouvez le choisir. Freud et Jung pour les intellos aisés qui peuvent se permettre leur reconstitution holographique et historique. On convoque le savoir-penser un peu désuet de ces anciens maîtres. C’est plutôt chic. Les pythonisses, les cartomanciennes, les spécialistes du Tarot, les mages des nouvelles religions proposent des tarifs beaucoup plus raisonnables. Aucun chef d’état, aucun grand patron ne prend de décision sans son druide. Leurspsychodromes sont d’ailleurs plus performants, plus sélectifs. Ils ne puisent qu’aux meilleures sources : la mémoire fossile des hommes illustres.

Depuis les années 30 du siècle, la technologie qui a permis l’émergence du psychodrome a profondément modifié les frontières entre le mental, le sacré et le psychologique. L’écran qu’il utilise était autrefois celui de la fiction pure de l’entertainment. Etape après étape, furtivement, discrètement, le réel s’est dissout dans la fiction… ou est-ce l’inverse ? La frontière entre les histoires, les stories, comme disaient les uns et le réel, le brick and mortar, comme disaient les autres, c’est la grande affaire de ces dernières années justement. Avec les psychodromes, cette frontière a encore une fois reculé.

Le psychodrome des années 2050 est une scène cathartique. Des observateurs facétieux lui donnent le nom de psycho.T.I.C. Ce n’est pas très charitable.

© Christian Gatard

12 févr. 2009